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De loin, l’abord de l’île semblait aisé, car les verts des différentes végétations se confondaient. Pourtant, après deux heures de navigation à bord du canot pneumatique, dont Bob Morane et Bill Ballantine tenaient les pagaies, l’île se révéla entourée d’un anneau de forêt immergée, qu’il fallait absolument franchir si l’on voulait atteindre la terre ferme.
Le canot avait été immobilisé à quelques mètres de la lisière de cette forêt, et ses occupants essayaient d’en scruter les profondeurs. Pourtant, les regards se perdaient vite parmi les troncs enchevêtrés, dont les pieds baignaient dans l’eau glauque, couverte de moisissures et de débris végétaux agglomérés. Au-delà de quelques mètres, c’était la pénombre insondable, l’inconnu et ses dangers.
— Nous continuons, Bob ?
C’était le professeur Clairembart qui venait de poser cette question, à laquelle Morane ne répondit pas tout de suite. Il avait cru, et ses amis avec lui sans doute, n’avoir qu’à se rendre à l’endroit désigné par le testament de Ming – cette île en l’occurrence – pour récupérer aussitôt le fabuleux héritage scientifique du Mongol. Au lieu de cela, depuis qu’ils avaient quitté Nagaï Parkar, quelques heures plus tôt, tout avait recommencé à aller mal. Il y avait eu d’abord cette incompréhensible panne d’avion, puis l’apparition comme passagère clandestine de Cynthia Paget, dont le rôle dans tout cela était rien moins que clair, et maintenant cette forêt immergée, plutôt inattendue et qui, si elle n’était guère infranchissable, pouvait se révéler pleine d’embûches.
— Personnellement, finit par déclarer Morane, je persiste à dire que nous ne sommes pas venus ici pour nous en retourner bredouilles… Reste votre avis…
— En ce qui me concerne, on peut continuer, répondit Ballantine. Je ne vois pas très bien pourquoi nous nous effondrerions soudain en face de quelques malheureux arbres…
— Je pense comme Bill, fit à son tour Aristide Clairembart.
Morane se tourna vers Cynthia Paget, pour demander :
— Et vous, miss ?
Après tout, qu’ils le voulussent ou non, Cynthia était embarquée à présent dans le même bateau qu’eux – sans jeu de mots – et elle avait le droit elle aussi de donner son avis, puisqu’elle courait les mêmes dangers.
En entendant la question de Morane, elle avait souri narquoisement :
— Ne vous ai-je pas dit tout à l’heure, commandant Morane, que je voulais me rendre sur cette île ? Ce ne sera pas, moi non plus, comme vient de le dire votre ami, quelques arbres qui m’arrêteront… Bien entendu, si vous avez peur, je continuerai sans vous… Tout ce que je vous demande, c’est de me laisser le canot… Quant à vous, un petit plongeon…
« Bill a raison, songea Bob, elle aurait besoin d’une bonne fessée… » Cependant, en dépit du mystère dont elle s’entourait, la jeune fille lui était sympathique, non seulement à cause du charme qui émanait d’elle, mais à cause de son cran aussi. Quelque chose disait à Morane qu’elle n’ignorait pas, malgré son apparente insouciance, les périls qu’elle pouvait courir, et cependant elle ne semblait pas songer un seul instant à reculer. « Je me demande bien ce qui peut l’attirer dans ce coin perdu ? » s’interrogeait le Français. Était-elle complice de l’Ombre Jaune ? Il ne le pensait pas. Mais, avec Ming, pouvait-on jamais savoir ? Il savait s’entourer des pires horreurs, de créatures empoisonnées, de monstres créés le plus souvent par son imagination délirante, sa science démoniaque, hors de toute mesure humaine, mais aussi de créatures suaves, plus belles que les plus belles fleurs, ce qui ne les en rendait souvent que plus dangereuses.
Morane haussa les épaules et, reprenant sa pagaie, dit simplement :
— Continuons… Bill Ballantine avait, lui aussi repris sa pagaie et, propulsé de mains fermes, le canot s’enfonça entre les arbres. Presque aussitôt, une nuit glauque se referma sur le fragile esquif, une pénombre sous-marine où les troncs d’arbres et les lianes prenaient des allures de reptiles fabuleux, où les mousses pendant des branches tendaient des draperies sur lesquelles les moisissures ajoutaient leurs broderies et leurs festons de vert-de-gris. Les minuscules plantes aquatiques couvraient la surface de l’eau d’un tapis verdâtre que le canot pneumatique déchirait mais qui se refermait presque aussitôt derrière lui. Par endroits, les sagittaires élevaient leurs longues tiges sommées de fers de lances, les lotus pressaient leurs feuilles pareilles à des mains aux doigts soudés, où brillait parfois la tache claire d’une fleur. On se serait cru dans un prodigieux palais 1900, où la liane, le tarabiscot étaient rois, mais un palais 1900 vu à travers les loupes d’un rêve lui donnant des proportions hors de nature.
Une vie prodigieuse peuplait cette forêt palustre. Bien sûr, il y avait les insectes, dont les bourdonnements meublaient le silence de leur sourdine, qui s’abattaient en grappes voraces sur les voyageurs ; mais, souvent aussi, un corps serpentiforme glissait le long d’une liane, s’enroulait autour d’un tronc, ou la tête effilée d’un gavial fendait le tapis de mousses aquatiques ; à plusieurs reprises même on entendit la basse rauque d’un tigre.
Il y avait peut-être vingt minutes à présent que le canot avait pénétré dans la forêt immergée. La sueur couvrait les trois hommes et la jeune fille, poissait leurs vêtements et les collait à leurs corps. Bill Ballantine s’arrêta de pagayer et, d’un revers de main, s’essuya le front.
— Pas à dire, maugréa-t-il, mais Monsieur Ming s’est toujours arrangé pour se nicher dans des coins impossibles. Ce décor est vraiment digne de lui…
Au nom de « Monsieur Ming », Bob Morane avait étudié le visage de Cynthia Paget, mais pour y lire seulement de l’inquiétude. Une inquiétude qui n’était assurément pas provoquée par les paroles de l’Écossais, car l’attention de l’Américaine se tournait ailleurs. Elle regardait autour d’elle, avec une appréhension manifeste, comme si elle redoutait un danger.
— Qu’y a-t-il, Miss Paget ? interrogea Bob. Vous paraissez redouter quelque chose…
Elle eut un geste vague.
— Je ne sais, dit-elle. J’ai comme la sensation d’être épiée…
Pourtant, les occupants du canot eurent beau regarder autour d’eux, scruter le rideau de végétation qui les entourait, ils ne distinguèrent rien de suspect. Quant au silence, seuls les bourdonnements des insectes le troublaient.
De longues secondes s’étaient écoulées, dans une tension presque douloureuse dont, finalement, le rire tonitruant de Ballantine les arracha tous.
— Je crois que l’imagination de Miss Paget lui joue des tours ! s’exclama le géant. Il n’y a personne ici, à part nous bien sûr…
Bill redevint soudain sérieux, pour continuer :
— Il faut reconnaître que ces marécages du diable n’ont rien pour vous mettre en joie et…
L’Écossais n’acheva pas, car un avertissement de Cynthia Paget lui coupa soudain la parole.
— Attention !
Tout se passa si vite qu’on put avoir l’impression que le drame se déroulait hors du temps. Les passagers du canot virent une forme humaine, surgie ils ne savaient d’où, se précipiter vers eux. Un corps rebondit dans le canot, qui faillit chavirer, et tout ce qu’ils eurent le loisir de distinguer fut une face grimaçante, crispée par un prodigieux désir de tuer, et l’éclair d’une longue lame en forme de flamme. Qui visait cette lame. L’un des voyageurs assurément. Lequel ?… On ne devait jamais le savoir car, en un mouvement réflexe, Bob Morane avait abattu sa pagaie sur le visage grimaçant, avec une telle force que l’assaillant bascula en arrière, hors de l’embarcation, pour disparaître dans l’eau, qui se referma sur lui. Pas pour longtemps cependant, car la face grimaçante reparut presque aussitôt, puis un torse nu. L’homme n’avait pas lâché le sabre court, eu forme de flamme, dont il avait voulu faire un usage meurtrier quelques instants plus tôt, car il le brandit, dans l’intention évidente d’en percer l’un des compartiments pneumatiques du canot. Ce geste ne s’acheva pas cependant. Un coup de feu claqua et l’agresseur, atteint en plein front, disparut à nouveau, pour de bon cette fois…
Il y eut un long moment de silence, puis Bill Ballantine, qui tenait toujours son revolver fumant à la main, lança entre ses dents serrées :
— Je crois avoir tiré juste à temps… S’il perçait l’enveloppe du canot, nous étions bons pour barboter dans la flotte…
À nouveau un silence, puis l’Écossais parla à nouveau.
— Qu’est-ce que c’était, à votre avis, commandant ?… Il ne s’agissait assurément pas d’un Européen, et je n’ai pas eu l’impression que c’était un Indien… Un Chinois peut-être…
— Plutôt un Malais, dit Morane. Avez-vous remarqué la forme de son arme, cette lame tordue comme une flamme ?…
— Un kriss, n’est-ce pas ? fit Clairembart. Bob approuva.
— Oui, un kriss… Voilà pourquoi je crois qu’il s’agissait d’un Malais… Et puis, il y avait aussi cette fureur fanatique, ce mépris total de la mort avec lequel l’homme nous a attaqués et l’expression meurtrière peinte sur ses traits…
Cynthia Paget ne put réprimer un frisson de peur rétrospective.
— Jamais, dit-elle d’une voix sourde, je n’ai vu pareille expression sur un visage humain… C’était celle d’un fou homicide…
De la tête, Bob Morane approuva, pour dire ensuite :
— Souvent, les Malais, sous l’influence du haschisch, sont saisis d’une semblable furie meurtrière, à laquelle on donne le nom d’Amok. Ils courent alors droit devant eux, dépouillés de toute peur, privés même de tout instinct de conservation et animés d’un seul désir : tuer, tuer, tuer… Si on ne réussit pas à maîtriser par surprise l’homme frappé d’Amok – et il faut être plusieurs pour y parvenir – tout ce qui reste à faire, c’est l’abattre sur place, avant que lui-même, à coups de kriss, n’ait fait œuvre de mort…
— Un Amok ! murmura Clairembart. Il n’y a que l’Ombre Jaune pour se servir d’êtres de cette sorte. Jusqu’à présent, au cours de la lutte qui nous a opposés à lui, nous avons eu à combattre des dacoïts, des thugs, sans parler de robots perfectionnés… Maintenant voilà que…
Un éclat de rire coupa la parole au savant, et les quatre occupants du canot se consultèrent du regard, à la fois surpris et terrifiés. Car, ce rire, aucun d’eux ne l’avait émis. Il venait des profondeurs du marécage, et c’était plutôt un ricanement de dément, une stridente menace de mort.
Ce rire, Bob Morane l’entendait pour la première fois, mais il comprenait que c’était celui d’un homme victime de la fureur meurtrière transmise par le haschisch. Le rire d’un humain changé en fauve. Le rire de l’Amok…